Des enfants dans le camp d'Aïn Zida

Parmi d'autres, les enfants de Bou Setta

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Elle est de Collo, et les vues d’Aïn Zida ne la touchent pas directement, mais elle s’arrête, surprise : « Azzoun ! » murmure-t-elle. C’est une meule de charbon de bois fumante auprès de laquelle se tiennent deux petits enfants, les pieds nus couverts de poussière, et vêtus misérablement. Je me souviens que le charbonnier était un homme très pauvre, en mauvaise santé, qui toussait… « C’est Bou Setta ! » me dit-elle, le « père Six ». On l’appelait ainsi parce qu’il avait six doigts de pied. Il n’a jamais pu mettre de chaussures. Il venait en ville pour vendre le charbon, avec son âne, et il « toquait » aux portes… Elle suppose que j’ai pris la photo à Beni Saïd, mais je l’ai faite à l’entrée du camp d’Aïn Zida. Elle regarde encore : « Yaouled Bou Setta », les enfants de Bou Setta.

Des enfants ont aidé à la pose de ces barbelés. Je le relève dans ma lettre du 8 septembre 1960, et je me revois enfant guettant les soldats allemands qui tiraient des lignes téléphoniques sous nos fenêtres, à Albert. Je devais avoir cinq ans, à l'époque, et jamais je n'aurais osé m'approcher d'eux. A Aïn Zida, même des petits venaient à ma fenêtre, comptant sur les bonbons que je puisais dans les colis de ma mère. Et cependant, je ne parvenais pas à m'abandonner à la confiance. J'avais besoin de m'expliquer la proximité de ces enfants et d'anticiper sur ce qui pouvait advenir.


Les plus grands jouaient avec les harkis et les Africains, ou les taquinaient, et ils en profitaient pour récupérer du linge à laver pour leur mère, ou nos grandes boîtes de conserves vides, dont ils faisaient des bidons. Ils prenaient peu à peu leurs habitudes avec nous et au poste ; je les voyais à la cuisine, ou au ménage dans la chambrée ; l'un d’eux, sur une de mes photos, bat des traversins avec un bâton plus grand que lui.

 

Bien que de bonne volonté, je ne pouvais pas m'empêcher d'observer tout cela avec la crainte qu’ils ne soient sollicités pour décrire nos équipements et notre dispositif. J'ai fini par leur interdire l’entrée de la cour. Ils n'ont pas compris, ou ont fait mine de ne pas comprendre, en tout cas ils n'étaient pas contents de ma décision. Je les ai pris en photo, dans l'idée de les consoler, en leur demandant de jouer des flûtes de roseau dont ils faisaient retentir la montagne, quand ils gardaient les chèvres. Mais ils ont posé vraiment de mauvaise grâce ; ils soufflent dans leurs flûtes en me surveillant du haut de l'œil. Je me demande parfois s'ils n'ont pas joué « Min djibalina », ou un autre hymne révolutionnaire que j'aurais été bien incapable de reconnaître.

 

« Ils ont l'air triste » m'a dit un maître d'hôtel du Bougaroun de Collo, quand je lui ai montré ces photos. Je lui ai expliqué pourquoi : « Bien sûr, bien sûr », a-t-il réagi, compréhensif, mais il a relevé leurs pieds nus et leurs kebbous, ces chéchias de feutre rouge dont ils étaient coiffés. Et soudain, toute la misère à laquelle je m'étais habitué m'a sauté à la figure. Non pas que je ne l'aie pas vue en son temps, mais il y avait en eux tant de dignité qu'elle s'effaçait en leur présence.

Deux de ces enfants ne jouent pas de leur ghaïta ─ car on m'a nommé les flûtes en arabe ─, et ils me regardent franchement. Le plus grand a de beaux cheveux noirs et bouclés. On m'avait dit que son père était « fellagha », et un homme de Beni Saïd qui l'a reconnu, lors de mon retour à Collo, a précisé spontanément qu'il s'appelait Ahmed Fennikh et que son père était mort au maquis

 

Pour un pays d'orangers, Algérie 1959-2012, p. 185-186