Des femmes dans le camp

La source d'Aïn Zida et la fouille

Une fois les barbelés en place, et le poste au-dessus, avec sa tour de garde, le « village » ressemblait de plus en plus à un camp. On avait ménagé deux portes, l'une vers le Sidi Achour, l'autre vers la route de Chéraïa qui se trouvait à huit cents mètres environ. Des sentinelles y montaient la garde avec la consigne de fouiller ceux qui les franchissaient, pour empêcher, en principe, qu'on ne rentre des armes ou qu'on ne sorte du ravitaillement.

 

Le concevoir est une chose. Le faire en est une autre. Et porter jugement une autre encore. « Celle-la n'a pas été fouillée » m'a dit un jour un camarade de ma promotion de Cherchell qui assurait la garnison du poste avec sa section, et qui trouvait beaucoup à redire dans la façon dont les choses se passaient à Aïn Zida. La fouille a été une source fréquente de conflits. Les problèmes surgissaient la plupart du temps avec les femmes, et il était toujours difficile de savoir ce qui en était exactement. Quelquefois, l’une d’elles se mettait à invectiver la sentinelle, mais, le plus souvent, c’était les hommes, souvent des hommes âgés, qui venaient me voir, accompagnés de leur femme ou de leur fille, pour se plaindre, souvent véhémentement. Je leur disais que j’allais voir. Et de fait, plus d’une fois, j’ai observé ce qui se passait, du haut de ma fenêtre et sans me montrer ; je n’ai jamais remarqué d’abus flagrants ; je voyais bien des mouvements de hanche d’évitement, ou que certaines n’étaient pas fouillées, et qu’évidemment il y avait, entre les gardes et les femmes, un jeu qui n’existait pas avec les hommes. Mais comment réglementer la pudeur et l’impudeur dans ce genre d’affaire ? Comment méconnaître que la seule solution sérieuse était la suppression de la fouille, ce qui m’était impossible ? Je décris dans une de mes lettres une méthode de fouille qui consiste à faire sautiller les gens sur place pour ne pas avoir à les toucher, et je demande à mes parents combien de temps il faut faire durer l'exercice. Ils se sont bien gardés de répondre à la provocation. Débrouille-toi, mon fils ! J’ai envisagé un temps de faire canaliser l’eau de la source qui se trouvait près du poste et d’installer une fontaine à l’intérieur du regroupement. On aurait ainsi réduit les allées et venues et les occasions de conflit, sans compter le temps et la fatigue épargnés pour les femmes. Mais c’était aggraver l’enfermement, et j'ai finalement décidé de ne rien faire.

 

A vrai dire, la contrainte était pour tout le monde : c'est une humiliation d'être fouillé, mais c'est une corvée de fouiller. Peu à peu, à mesure que les uns et les autres se connaissaient, une sorte de résignation s'installait : on ouvrait les couffins, la sentinelle y jetait un coup d'œil, et on passait. Fatiha Nesrine m'a raconté, quarante ans plus tard, comment elle gardait un « souvenir lumineux » du jour où un garde lui a dit de cacher le pain qu'elle destinait à sa grand-mère et avec lequel elle voulait franchir la chicane, à la sortie de Collo

 

Pour un pays d'orangers, Algérie 1959-2012, p. 177-178

 

 

 

Histoire de Yamina Yessad

Ils ont reconnu Yamina Yessad, épouse Chikh, qui semble avoir laissé un vif souvenir dans le douar. Je l'ai photographiée sous un olivier dont elle bat les branches de sa gaule tandis qu'une autre femme, plus jeune, juchée dans l'arbre, l'aide à faire pleuvoir les olives sur une couverture étendue par terre. Elle était venue me demander la permission de faire la cueillette. Je la lui avais accordée d'autant plus volontiers qu'on avait déraciné au moins deux oliviers dans les travaux de terrassement pour l'implantation du poste. J'avais entendu raconter que ces arbres pouvaient vivre plus de mille ans, et de les avoir abattus me remuait comme si on avait soudain retranché mille ans d'avenir. On m'aurait invectivé à ce propos que j'aurais été complètement démuni pour me justifier. La demande de Yamina Yessad me libérait soudain du sentiment de culpabilité, et je ne sais qui d'elle ou de moi a été le plus heureux de donner ou de recevoir l'autorisation. Emporté dans cet élan, quand j'ai vu comment elle s'y prenait, et comment sa compagne dansait dans les branches, j'ai couru chercher mon Savoyflex pour les photographier. Il y avait là quelques hommes, et un ancien s'est indigné de mon geste. Je me suis arrêté aussitôt, incertain sur ce que je devais faire, mais elle l'a interpellé vivement en arabe, provoquant le rire des jeunes qui étaient autour de nous. Je leur ai demandé ce qu'elle disait, mais je n'ai pas réussi à le savoir. Ils m'ont seulement répondu : « Tu peux prendre la photo ! » C'est ainsi que j'ai gardé le portrait de Yamina Yessad, solidement plantée sur ses pieds nus, avec sa longue jupe de dessus à ramages fleuris sur un fond grenat, ses manches relevées, ses bras vigoureux maniant la gaule, et sa compagne perchée dont on n'aperçoit qu'un profil perdu. Yamina Yessad était veuve, et c'est peut-être ce dont elle s'autorisait pour répondre vertement à son protecteur improvisé. Elle est venue m'offrir une bouteille d'huile quelques jours plus tard. Je n'ai pas pu refuser et les harkis l'ont utilisée pour préparer un couscous.

La jebbia

La « jebbia » où les femmes faisaient décanter leur pressée d’olives.

(Elle se trouvait juste au-dessus du chemin d'Aïn Zida, après Bou Sebhâne)

Pour un pays d'orangers, Algérie 1959-2012, p.249


 

 

Question : une telle fontaine a-t-elle existé à Aïn Zida ?