La vie dans le camp d'Ali Charef d'après les récits de Tahar et de Yakouta

L'installation dans le camp

 

Ammar, 18 janvier 2017

 

« Drifa n’avait pas dit un mot tout au long du chemin, de Kerkera au camp d’Ali Charef, raconte Yakouta, sa fille. Elle n’avait pas l’air de s’intéresser à nous. Quand je la regardais, en quête de réconfort, je ne lisais que le silence et l’inquiétude sur son visage.

 

« A notre arrivée, nous avions du mal à nous représenter le camp parce que nous ne l’avions jamais vu. Nous avons été surprises que les soldats sachent nos noms et nos prénoms : la liste leur en avait été communiquée par Tamalous.

 

« Des harkis nous ont conduites au bureau situé sur le sommet du camp. Drifa, sa fille Fatma, Aldjia Zeggari et Messaouda Foufou ont été longuement interrogées, puis libérées.

 

« Où aller ? »

 

Le camp d'Ali Charef vu depuis le chemin par où Drifa Chaouech, ses filles Nouara, Fatima et Yakouta, et Aldjia Zeggari sont arrivées le 8 ou le 9 avril 1960. (Photo Jean-Marie Mire, 1961)

Chacun s'est orienté vers ses proches déjà installés dans des gourbis quelque part dans le camp. Fatma, l’épouse de Messaoud Letrach, est partie chez son beau-père Salah Letrach qui avait son gourbi et celui de ses neveux. Aldjia Zeggari, la femme d’Aïssa Letrach, le frère de Messaoud, était toujours traumatisée par les tortures qu’elle avait subies, et par les scènes d'une extrême violence de Bourihane. Elle est partie, elle aussi chez son beau-père, Salah Letrach. Mais elle a fini par se suicider : elle s'est égorgée quelques semaines plus tard. Messaouda Foufou, l’épouse de Belkacem, fils de Zouaoui, est allée chez ses parents et ses cousins…

 

Drifa n'avait que son frère, Mohamed Chaouech, et mon grand-père paternel, Boudjemaa. Il vivait dans un gourbi avec sa femme, Dehbia Mezdour, son fils, Tahar, et ses deux filles, Yamina et Messaouda. Il était voisin du gourbi de Bouzid Nettour, l’ami de Jean-Marie. Ils se situaient à l'ouest du piton, en face de Guergoura. Car lors de l'installation du camp, une logique des zéribas a été respectée. Toutes les familles de Derdar ont été installées dans la même ruelle, celles de Zerrouba, Lanibeb, et les autres ont aussi été regroupées dans d'autres ruelles...

 

Ma mère m’a raconté l'échange glacial entre Drifa et Boudjemaa, lorsqu'ils se sont vus quelques minutes après la fin de l'interrogatoire, une scène terrifiante et d'une tristesse poignante, dont elle se rappelle jusqu'à ce jour. « Drifa, où est mon frère Zouaoui ?... » Visiblement, presque dix jours après Bourihane, Boudjemaa, ne savait pas ce qui était arrivé à son frère aîné, son protecteur, et il était étonné de voir Drifa dans un état lamentable, avec ses fillettes autour d'elle… « Tu ne le verras plus » lui répond-elle sèchement. Boudjemaa, message reçu, répond en regardant le ciel : « Mon dieu, prends-moi très vite pour que je rejoigne mon frère... » Ma mère Yakouta m'avait souvent raconté cette conversation mais elle continue à en être bouleversée chaque fois qu'elle se souvient de la scène. Boudjemaa se réfugie dans un silence profond, puis il prend les fillettes par la main et se dirige vers son gourbi avec Drifa. Elle laisse les fillettes chez lui et elle va passer la nuit chez son frère Mohamed.

 

Le lendemain, Boudjemaa prend ses responsabilités et commence à creuser les fondations d’un gourbi pour abriter ses nièces et sa belle-sœur Drifa. Il comptait sur l’aide de son fils Tahar, qui était alors âgé de 17 ans et capable de ce genre de mission. Le gourbi a été implanté entre celui de Boudjemaa et celui de ses cousins, les fils de Messaoud ben Belkacem. Il était souvent inoccupé, car plusieurs étaient harkis et ils avaient choisi de s'installer à Louloudj avec leur mère, Houria Mameche.

 

Tahar s'est occupé de ramasser le bois et le dis sur les collines proches du camp, tandis que Boudjemaa se chargeait de la construction. Les murs de branchages ont été enduits par les femmes et les fillettes avec de l’argile préparée sur place.

 

La mort de Boudjema et de Dehbia

 

« La construction du gourbi avait duré une bonne dizaine de jours, explique Tahar. Quelque temps plus tard, mon père Boudjemaa est tombé malade, subitement, alors qu’il travaillait sur le chantier du génie qui ouvrait une route entre Ali Charef et Louida. J'ai été amené à le remplacer, persuadé qu’il allait se rétablir très vite, car je n’avais jamais imaginé qu'il allait rejoindre son frère Zouaoui, comme il l’avait souhaité quelques semaines auparavant. Il est mort deux jours plus tard, au début du mois d’octobre 1960, laissant le gourbi sans porte. Il ne s'est jamais remis des tortures qu’il avait subies dans la prison de Tabana où il avait passé deux mois. »

 

Deux mois après Boudjemaa, sa femme, Dehbia Mezdour, est tombée malade à son tour. Elle a été transportée en urgence à l'hôpital de Collo, puis de Skikda. Elle est morte le 2 décembre 1960, laissant derrière elle trois enfants orphelins, Tahar, Yamina, qui avait 15 ans, et Messaouda, 6 ans.

 

La nouvelle de l’hospitalisation de sa fille est parvenue très vite à Lakhdar Mezdour, le père de Dehbia, qui était alors ouvrier en France. Il arrive à l'entrée de l'hôpital pour voir sa fille : on lui annonce son décès. Il fait demi-tour sans se poser trop de questions, ni même penser à son enterrement. Elle a été enterrée à Skikda par des associations caritatives. Il débarque en catastrophe au camp d’Ali Charef pour récupérer ses filles Messaouda et Yamina et les emmener avec lui à Collo où il avait acheté une maison, dans le centre-ville, avec ses deux cousins.

 

 

Le départ en France et le mariage de Tahar

 

Quelques jours plus tard, il revient à la recherche de Tahar qui est resté dans le camp, perdu, sans famille. Il lui prépare les papiers et se porte garant pour l'embarquer avec lui à destination de Lille où de nombreux ouvriers de la région d’el Ouloudj et de Collo avaient choisi de s’installer pour travailler dans le textile. Tahar est arrivé dans le Nord au début de mars 1961. Il y est resté jusqu'à son retour définitif en 1986.

 

Il s’est marié dans l’intervalle, à Zeribet Derdar, en 1965, avec sa cousine Yakouta, survivante du carnage de Bourihane. Des gourbis d’argile y ont été reconstruits à la place de ceux qui avaient été détruits et brûlés quelques années auparavant par l’armée française. C'était un mariage arrangé entre Lakhdar et Drifa pour préserver l'union de la famille et l’héritage, notamment les biens fonciers, car Boudjemaa et Zouaoui étaient associés.

 

Le conflit entre Drifa et Dehbia

 

Revenons à Drifa. J'ai appris de Tahar que le torchon brûlait entre elle et Dehbia bien avant le début de la guerre. Drifa était l'épouse d'un grand maquisard, politisé, notable et instruit, alors que Dehbia avait pour époux un laboureur, qui cultivait la terre avec son fils Tahar pour nourrir les deux familles. Tout passait par Drifa, y compris le partage des récoltes, du lait, des courses, etc. Et cela ne faisait pas le bonheur de Dehbia. Elle avait du mal à supporter la domination de Drifa qui se réservait le monopole de la générosité, du partage et des relations avec l’extérieur.

 

Ma mère Yakouta m’a raconté que « contrairement à dada Boudjemaa (mon deuxième père Boudjemaa, en arabe), Dehbia nous a accueillis froidement dans son gourbi. C'est peut-être la raison pour laquelle Drifa a cherché refuge chez son frère Mohamed Chaouech, sans essayer de se mettre sous les ailes de celle qu’elle écrasait la veille. »

 

D’après Tahar, « ce conflit, provoqué essentiellement par l’esprit autoritaire de Drifa, était sur le point de conduire les deux frères à partager leurs biens sur l’insistance de Dehbia qui ne supportait plus la domination de Drifa, qui est restée difficile à « manier » même après l’indépendance ».

 

Il ajoute : « Quant à la relation entre les deux frères, elle était au top et n’a jamais été entravée par quoi que ce soit. Zouaoui se rendait compte de temps à autre de l’injustice de sa femme et de la tyrannie qu’elle exerçait sur la famille de son frère ; il réagissait violemment en punissant sa femme Drifa, parfois même en la frappant... Mon Oncle Zouaoui était un juste, mais, vu ses occupations, son engagement politique et son absence, il ne pouvait pas faire régner sa rigueur. »

 

Le témoignage de Tahar sur la dénonciation

Les noms précédés d'un astérisque ont été modifiés.

Selon Tahar « Ce n’est pas un hasard si Boudjemaa a rejoint le camp d’Ali Charef avec sa famille. Car Zouaoui était recherché par l’armée française pour avoir participé à l’offensive du 20 août 1955 ; il ne pouvait pas aller dans le camp ». Il a conseillé à son frère Boudjemaa d’aller s’y installer dès les premiers jours ». Il comptait sur lui et sur son neveu Tahar, pour l’approvisionner, et s’informer afin de renseigner les maquisards sur ce qui se passait dans le camp.

 

Et Tahar livre un témoignage clé sur le rôle qu’il a joué pour l’approvisionnement des maquisards, et particulièrement de son oncle Zouaoui. « Quelques jours avant le carnage de Bourihane, dit-il, j’ai rencontré mon oncle Zouaoui qui m’avait demandé de déposer dans une cachette à Zeribet Derdar des objets que j’avais fait sortir du camp d’Ali Charef.; c’était dans un gourbi rempli de foin et de paille et situé à Zaïra, où on battait la moisson avant le regroupement à Ali Charef. J’y ai déposé une boite de café, un kilo de sucre, du savon, des lames à rasoir….etc. ». Tahar a aussi déposé un révolver défectueux dans une autre cachette que Zouaoui était seul à connaître : un tronc d’olivier brûlé à Zeribet Derdar, « Ce révolver devait être réparé je ne sais où ni par qui ! ».

 

« C’est la dernière fois que j’ai vu mon oncle Zouaoui, dit-il. Après le carnage de Bourihane, je suis allé voir la cachette et j’ai pensé que les objets étaient arrivés à bonne destination et que mon oncle était venu de Bourihane, situé à deux kilomètres de Zeribet Derdar, pour les récupérer. »

 

C’est lors d’une conversation avec Yakouta, en ma présence, à la maison, que Tahar livre pour la première fois ce témoignage sur les cachettes et les objets qu’il y déposait… Et s’adressant à sa femme Yakouta, il ajoute : « Moi-même je ne voyais pas mon oncle à chaque sortie du camp d’Ali Charef ; je jure que ne savais pas où vous vous trouviez… Je me contentais de mettre dans les cachettes le peu de ravitaillement que j’avais, c’est tout…et c’est ton père, qui passait régulièrement le récupérer. »

 

Si j’insiste sur ce point, c’est que le fil de la trahison s’est noué à ce moment-là. Un harki, *Haroun, a pisté Tahar à partir du camp d’Ali Charef, car il savait que Tahar avait du ravitaillement pour son oncle Zouaoui. Il l’a suivi jusqu’à la cachette. Et cette cachette a été surveillée par ce même harki depuis le Djebel Ledjouimaa d’où on peut tout voir. Zouaoui, sortait de Bourihane avant la tombée de la nuit pour aller chercher ses provisions à Zeribet Derdar ; il a été aperçu et localisé. *Haroun, ce harki, l’a suivi jusqu’à Bourihane, il a repéré les lieux, et il est parti vite les vendre à Louloudj. Les circonstances de cette dénonciation ont été révélées à Drifa, quelques années après l’indépendance, par Hocine Chaouech ben Lakhdar, un de ses cousins, qui s’occupait des relations entre la population et l’administration du camp d’Ali Charef. Il est mort en 2016.

 

Cette version des faits m’a été confirmée par Mohamed Chaouech, le frère de Drifa, qui vivait alors dans le camp d’Ali Charef, et elle recoupe aussi mes conclusions.